Paris-Brest-…Rostrenen
Vincent Aguiléra, le 26 août 2023
Ce 20 août 2023 18h45 je partais pour les 1219km du Paris-Brest-Paris 2023. 48h plus tard, après avoir parcouru 720km et grimpé 7300m, arrêt à Rostrenen. Un nodule de la taille d’un bel œuf de poule s’est développé à l’intérieur de la fesse droite. L’appui sur la selle est devenu très douloureux. Impossible de continuer dans ces conditions. J’essaie d’appeler Claude qui m’assiste dans ce PBP. Il devrait être à Loudéac. Mais… pas de réseau à Rostrenen. En vrai ce village devrait être renommé Louzetrennen, du breton « trennen » le plongeon, et de l’argot « louze », la poisse intégrale (et non pas, amis cyclistes, le col de la Louze). Le plongeon dans la louze totale : perclus de douleur, fatigué, vélo et téléphone en main je cherche désespérément un endroit accessible aux ondes d’une antenne téléphonique. Ce sera sur la pelouse à proximité du centre multimédia. J’informe Claude par SMS puis, non sans mal, l’appelle pour vérifier qu’il les a bien reçus. En vieux briscard du PBP il a bien senti ce matin au départ de Brest que j’aurai du mal à atteindre Loudéac et a choisi d’attendre à Gouarec, 50km avant Loudéac sur le chemin du retour. Louzetrennen est tout près de Gouarec. Claude m’invite gentiment à le rejoindre. Je sais qu’il le fait pour tenter de relancer la machine. Mais non, pas possible. Le rendez-vous sera à Louzetrennen. J’appelle Anne (ma femme). Malgré cinq coupures on arrive quand même à échanger l’essentiel. Et allongé (parce que, je rappelle, tu ne peux plus t’asseoir) sur une pelouse de Louzetrennen à côté d’un vélo, forcément t’es un peu obligé de te dire: mais au fait, pourquoi ?
Alors reviennent en mémoire toutes les belles rencontres et aventures de ces deux dernières années. Les autres dingues de la longue distance rencontré/e/s au hasard des sorties: Ugo, Sébastien, Clément, Yves, Suzanne, François, Géraldine… et tant d’autres, personnalités riches et singulières. Fred, membre depuis un an du VCVE et avec qui nous avons fait équipe sur les brevets 400 et 600 km cette année. Fred: j’espère bien t’entendre dire encore plusieurs fois « P…., j’avais jamais roulé aussi longtemps! ». José, préparateur hors-pair de Solexine, qui m’a si efficacement accompagné sur mon premier brevet 600km en 2022. Le Ventoux et les gorges de la Nesque avec Thierry et Nico. Perpignan-Marseille avec Nico et Claude. Ce voyage solo l’an dernier depuis Font-Romeu jusqu’à Biscarosse. Nos voyages en couple avec Anne autour d’Epernay et le long du canal de l’Ourcq. Et puis le vrai déclic, ce premier voyage sur plusieurs jours avec Claude, Christophe et Caro. Paris-Le Havre-Dieppe-Paris en novembre 2021. J’avais fait mon premier 200 en juin et Claude nous propose tranquillement… 180 bornes par jour pendant 3 jours! Programme qui me paraissait totalement surréaliste. « Mais si, tu verras, le vélo c’est pas compliqué, suffit de pédaler ». Et il avait raison le Claude: c’est passé tout seul, en pédalant quand même un peu.
Alors tu repenses au slogan du PBP: « se dépasser, partager, rêver ». Alors tu te dis que c’est un sacré virus du dépassement de soi que celui de la longue distance inoculé par Claude (n’est-ce pas Géraldine ?). Et tu sais que chaque étape est un dépassement, que chaque marche dans la progression des brevets, de 200 à 600km en passant par 300 et 400, t’apporte son lot d’enseignements: gestion des appuis, de l’eau, de la nourriture, du sommeil, des vêtements, du matériel, du mental, des conditions météo,… Et que du coup, même le cul à moitié dans l’herbe à Louzetrennen, c’est une nouvelle marche que tu viens de gravir. Que, problème d’assise mis à part, les options choisies pour la gestion des autres facteurs (appuis, nourriture, boisson, sommeil,…) sont validées ou que les pistes d’amélioration sont identifiées. Bref, que tu as maintenant 4 ans pour effacer Louzetrennen de la carte.
Revenons au départ, ce samedi 19 août. La veille Claude a récupéré le van aménagé que nous louons pour l’occasion. A 6h du matin nous chargeons mon barda et partons pour Rambouillet. Nous y serons à 7h30. Claude est bénévole de l’organisation. A partir de 11h et jusqu’à 19h il accueillera les participants internationaux, de loin les plus nombreux. Sur les près de 7000 participants au départ de cette édition un peu moins de 2000 sont français. 71 pays sont représentés! Après le retrait du dossard (j’avais choisi le créneau de 8h pour cela) nous rangeons nos affaires dans le camping-car puis je reviens avec Claude vers l’accueil et flâne parmi les participants. Le temps est magnifique, l’ambiance qui règne extraordinaire: des Italiens ont carrément monté un stand « Randonneur Italia », un anglais me fait l’article du Londres-Edinbourg-Londres 2025… Je prends vraiment conscience à quel point le Paris-Brest-Paris, en plus d’être la plus ancienne manifestation cycliste au monde, est l’épreuve reine de la randonnée cylotouriste mondiale. Et c’est bien d’une randonnée dont il s’agit, pas d’une course! Pas de classement. Pour gagner ta médaille en chocolat il faut finir dans les temps : pas trop tard… mais pas trop tôt non plus 😉 La plupart des participants choisissent le délai maximal de 90h. Dans ce cas le délai minimal est de 49h15. Tous les 80km environ des points de contrôle sont prévus pour enregistrer les passages des participants, à la fois électroniquement grâce à la puce fixée sur la plaque de cadre, et à l’ancienne en faisant tamponner ta feuille de route. Les contrôles sont aussi des lieux de ravitaillement et de repos pour les participants qui roulent en autonomie, ainsi que les seuls endroits du parcours à proximité desquels les véhicules d’assistance ont le droit approcher leur poulain (ou leur canasson, suivant l’état de la bête). Nous sommes convenus avec Claude qu’il m’attendrait systématiquement 1 à 2 km après le contrôle. D’expérience il sait qu’il y a souvent moins de monde. En cet après-midi de samedi j’ai prévu d’aller profiter de Rambouillet et du parc du château, non sans oublier auparavant la partie essentielle de l’entraînement: une petite sieste. Blague à part ma stratégie sommeil est de faire des micro-sommeils autant que de besoin, d’une durée comprise entre 10min et 1h, ce dès la première nuit. Ma feuille de route théorique vise un temps total de 84 heures, dont 36 à l’aller et 48 au retour, avec 7h à l’aller consacrées aux contrôles, aux ravitaillement et au repos.
L’ambiance dans Rambouillet et dans le parc du château est magique, en tous cas pour un cyclotouriste. Des vélos (et des cyclistes) partout, de tous les pays, de toutes les couleurs, de toutes les formes. Les plus atypiques attirent l’œil: des vélos couchés, des vélos mobiles (carrément carénés), des Brompton (les célèbres vélos pliants aux petites roues qu’on imagine plus pratiques en ville que sur un PBP), des tandems, des machins ultra-profilés en carbone, des randonneuses acier fabriquées sur mesure avec sacoches cuir et garde-boues alu, des single-speed (pas de dérailleur, un seul et même pignon pour le plat et les montées) et même un FAT (vélo aux pneus ultra-larges) équipé d’un cintre route!
De retour au camping-car je fais connaissance avec notre couple de voisins. Lui aurait souhaité participé mais victime d’un AVC il y a deux ans il s’est proposé comme bénévole à l’organisation. J’apprends en discutant qu’il sera demain avec Claude affecté entre 7h et 11h à la circulation de l’une des portes d’entrée du domaine de Rambouillet. J’en profite pour souligner ici que c’est grâce à l’investissement de plus de 2500 bénévoles tout au long du parcours que cette énorme machine qu’est le PBP fonctionne. Chapeau bas à l’organisation pour arriver à mobiliser et coordonner tout ce petit monde 24h/24 pendant plus de quatre jours. Claude me rejoint un peu avant 20h. Après la journée éreintante qu’il vient de passer je réchauffe le plat que Délia, sa compagne, a gentiment préparé à notre intention et nous le savourons au soleil couchant.
Le lendemain matin, pendant que Claude joue au gendarme, je pars reconnaître le départ et visite à l’occasion les vélos exposés au concours de machines. J’en profite pour discuter avec l’inventeur d’un système de prolongateurs astucieusement conçus pour la longue distance. Claude m’informe qu’il déjeunera avec l’organisation. Après un repas léger sieste (toujours l’entraînement n’est-ce pas) au plus chaud de l’après-midi puis à partir de 15h préparation. Mon départ est à 18h45, je prévois d’être à 17h sur place donc départ du camping-car à 16h30 après un double check avec Claude pour vérifier, l’un comme l’autre, que nous n’oublions rien. Il n’ira pas au sas départ: ce dernier est situé à plusieurs kilomètres du camping-car. Il gagnera de précieuses heures en rejoignant directement notre premier point de rendez-vous à Mortagne-au-Perche. Vu le nombre de participants les départs sont organisés par vagues d’environ 300 participants, vagues réparties entre le dimanche 16h et le lundi matin 5h. En arrivant près du départ je croise d’abord Géraldine, que Claude a incitée à découvrir la longue distance vélo il y a 7 ans à l’occasion d’une randonnée en Seine-et-Marne, la Montapeine. Que de chemin(s) parcouru(s) depuis! Première féminine sur les 2700km de la TransAlpes – Magnus Race en 13j et 9h en 2019, le PBP devrait être pour elle une petite promenade de santé. Nous nous saluons, échangeons quelques mots. Je suis content de la voir impressionnée et ravie de participer. Début juin lors du brevet 600 de Troyes lorsque nous en échangions elle imaginait a priori une ambiance moins susceptible de lui convenir. La magie du Paris-Brest-Paris! Peu de temps après sur la pelouse à proximité du départ c’est François qui m’interpelle. Rencontré dans le milieu professionnel à l’occasion d’une formation nous avons rapidement échangé vélo et PBP. Engagé dans la préparation avec son neveu, ce dernier ne pourra pas prendre le départ pour cause de blessure au séant lors du dernier brevet. Nous discutons en attendant le départ. Viens le tour de la vague L. Le regroupement prend une bonne demi-heure pendant laquelle Thierry (le seul autre inscrit du VCVE cette année), me retrouve et viens échanger quelques mots. Il part en vague O, à 19h30. La vague L s’ébroue et traverse le contrôle technique pour vérification des équipements de sécurité (freins, éclairages, gilet rétroréfléchissant) avant de rejoindre le sas départ.
Une animation sono/speaker occupe les dernières minutes d’attente. Un participant malchanceux vient de crever. A quelques minutes du départ sa fébrilité est maximale, ses mains tremblent, il peine à changer sa chambre à air. Enfin le speaker accompagne les dernières secondes: 10, 9, 8… A 18h45 précises les 270 partants de la vague L s’élancent à leur tour. Les motos à l’avant régulent l’allure sur les premiers kilomètres, tout le monde roule prudemment. Avec les premières ondulations de la route des groupes commencent à se former. Je roulerai pendant plus d’une heure au soleil couchant dans un petit peloton composé principalement d’allemands et d’italiens. Dès les premiers kilomètres des gens en bord de route nous encouragent et applaudissent. Chaque traversée de village est ponctuée d’applaudissements en provenance de la plupart des fenêtres. L’ambiance est vraiment magique. Sans être vive l’allure est relativement soutenue. Elle est en tous cas conforme aux prévisions de mon plan de route. Après 120km je retrouve Claude à Mortagne-au-Perche à minuit. Je mange et repars pour Villaines-la-Juhel à 80km. J’y arriverai à 4h10, jusque-là encore pile-poil dans la feuille de route.
Beaucoup de participants font le choix d’aller le plus vite possible jusqu’à Brest sans dormir. C’est le cas de Thierry avec qui nous avons échangé quelques mots lorsqu’il m’a dépassé entre Mortagne et Villaines. Mais ce n’est pas un rythme qui me convient. Je peux dormir peu, mais il faut que je puisse dormir lorsque nécessaire. Je dors une heure à Villaines et repars à 6h du matin. 10h45, j’arrive à Fougères, mange un peu, discute avec Claude (un peu trop peut-être ;-), fais une micro-sieste de 20 min, puis repars à 11h40. La température monte, l’après-midi va être chaude! Effectivement les 140km jusqu’à Loudéac sont difficiles. J’arrive à Loudéac à 20h, soit 435km depuis le départ et 3900m d’ascension cumulée. Mais l’après-midi au soleil a réveillé le problème que j’ai déjà rencontré, notamment à partir du km 350 sur le dernier 600 en juin, problème qu’au fond je savais non résolu. Un nodule dans la fesse droite qui gonfle et prend des proportions significatives, rendant tout appui sur la selle très délicat. Je commence à passer beaucoup trop de temps en danseuse, et ce n’est pas tenable pour la suite, poignets et tendons d’Achille prendraient cher. Pas très engageant pour traverser les monts d’Arrée. Je décide d’avancer au maximum dans la nuit pour profiter de la fraîcheur relative. La douleur diminue. J’arrive à Carhaix à 1h00. Les paupières sont lourdes. Je repartirai à 3h30 et arriverai à Brest à 8h45. Il m’était impossible d’envisager que Claude ne voie pas Brest et le mythique pont Albert-Louppe, ne serait-ce qu’en souvenir de ses passages lors des nombreuses éditions précédentes auxquelles il a participé. Hasard ou providence, c’est sur le pont que ce matin Claude croisera Géraldine. Nous profitons des belles conditions météo pour faire un vrai petit déjeuner avec café au lait et croissants au pied du pont. Les souvenirs remontent. C’est à Brest que Claude a abandonné lors de son dernier PBP, laissant Nicolas affronter la route du retour pour sa première participation. Instant émotions !
Au final le retard sur la feuille de route initiale n’est « que » de deux heures. Je dors une petite heure et repars pour Carhaix à 11h. 93km, 1310m de dénivelé positif, la fatigue accumulée, la chaleur, la douleur, l’impossibilité maintenant de tenir sur la selle. Je mettrai six heures dont deux micro-siestes de 10 et 20 min. L’arrivée à 17h me permet de maintenir l’écart de deux heures à la feuille de route théorique, mais je sais que c’est la fin. Mon tendon d’Achille droit et très certainement mes poignets ne supporteraient pas plusieurs centaines de km supplémentaires en danseuse, et les cuisses elles aussi commencent à chauffer. J’essaie de continuer jusqu’à Loudéac où devrait m’attendre Claude. Je lui avais à mi-mot glissé ce matin que si j’abandonnais j’essaierai de faire ça bien, à Loudéac, contrôle qui connaît traditionnellement le taux d’abandon le plus élevé, à tel point que des bus sont prévus par l’organisation pour faire la liaison avec la gare!. Mais après avoir mis 2h30 pour faire 23km, longue pause repas comprise, je mets un point final à cette première tentative en arrivant à Louzetrennen.
Sur le chemin du retour nous nous arrêtons au contrôle de Loudéac pour que je signale mon abandon. Puis nous trouvons un petit resto pour fêter ça dignement. On ne va pas se laisser abattre quand même!
Bon, mais au fait, pourquoi ?
« Se dépasser »: bien sûr, franchir des limites que l’on croyait inatteignables, se battre, ne rien lâcher. Mais cela reste du domaine du sport, de celui de la performance, du « citius, altius, fortius ». Certainement éphémère, futil et vain. Sans grand intérêt donc. En imposant un temps minimum le Paris-Brest-Paris élimine pour une bonne part la course à l’échalote et les travers égotiques de la compétition.
« Partager »: bon, je ne te ferai pas le détail des échanges sur le groupe WhatsApp « famille/amis » alimenté par Claude depuis samedi pour tenir mes proches informés, où encore de ceux sur les groupes du club. Mais si le mot partage a un sens, je n’en vois pas guère d’autre que celui là!
« Rêver »: un voyage à vélo laisse des souvenirs beaucoup plus intenses, extraordinaires et forts que n’importe quel autre voyage. Il suffit d’une image pour se rejouer tout le film, comme si l’action mécanique et répétitive du pédalage, accompagné des cliquetis de la machine, contribuait à graver la pellicule de ta mémoire bien mieux que le vrombissement inhumain de tout engin motorisé. Je reviens du PBP avec tant d’images, de souvenirs! Je sais que longtemps dans mes rêves je continuerai à rouler près de ce couple d’américains en tandem venus de Denver avec qui nous avons parlé pendant quelques kilomètres du Colorado ; à savourer l’immense et indicible plaisir des descentes de nuit, simple maillon d’une immense chaîne de loupiotes rouges et blanches glissant rapidement dans un sifflement feutré ; à m’éloigner précautionneusement au petit matin des cyclos, souvent asiatiques, littéralement endormis sur leur vélo et capables à tout moment de tomber d’un côté ou de l’autre ; à me demander en rattrapant un groupe de trois italiennes comment il est possible d’avoir encore autant de choses à dire après 500km sur une selle ; à sentir sur la peau la condensation de la rosée au moment où le soleil commence à apparaître ; à m’enivrer enfin, au sortir de Brest, de l’odeur de marée. Bref, des milliers d’impressions de chacun des sens qui vont pendant longtemps accompagner mes rêves de voyages futurs.
Pour finir: total respect Thierry pour ta gestion de ce PBP, l’expérience a parlé ! Un grand bravo à toi François. La prochaine fois tu verras Carhaix, et puis Brest. Et puis félicitations à toi Suzanne. Tu es revenue jusqu’à Rambouillet! Souviens-toi il y a à peine un an, lors du comité départemental, quand tu me disais vouloir faire le PBP mais n’avoir jamais roulé plus de 100km. Et puis évidemment: à toi Claude. Tout le mal que je nous souhaite mon Claude, c’est de pouvoir recommencer dans 4 ans! Et avec toi qui me lis je veux partager ce livre magnifique, très beau cadeau de la part de Anne à mon retour : « Le coureur et son ombre » d’Olivier Haralambon. Un peu de lecture, ça ne pourra pas te faire plus de mal que TikTok. Et puis, je suis certain que tu te demandes encore : mais au fait, pourquoi ?